La datcha russe
La datcha russe aura bientôt 300 ans. Certains pensaient qu'avec la nouvelle possibilité de passer ses vacances à l'étranger, l'attrait de la vie dans une datcha diminuerait pour les Russes. Il n'en est rien. Jamais en Russie on ne construisit autant de datchas que maintenant, et ce sont les mêmes qui ont la possibilité de voyager qui les construisent. Alors, c'est devenu irréversible: la datcha est une part intégrale de notre culture.
Les langues européennes n'ont pas de mots pour rendre fidèlement le sens du mot "datcha". Les Français, par exemple, disent "maison de campagne" ou "résidence secondaire", même si le mot "datcha" existe dans Le Petit Robert et signifie "maison de campagne russe, aux portes d'une grande ville". Seulement cette définition, sans être fausse, ne rend pas vraiment la signification du mot "datcha".
Dans la langue russe, le mot "datcha" dans le sens actuel est apparu depuis peu. Avant le XVIII siècle, il s'agissait d'un lopin de terre donné à quelqu'un en pleine propriété, le nom vient du mot "dat" – "donner". Ensuite ce mot a pris un autre sens: "maison de campagne". Vers la fin du XIX siècle, c'est le deuxième sens qui prime: la plupart des nobles possédaient des domaines éloignés, source principale de leurs revenus. En ville, ils avaient des maisons ou des appartements et se rendaient de temps en temps dans leurs domaines pour affaires ou pour se reposer. A la retraite, ils allaient s'installer à la campagne. D'autres, propriétaires agricoles, vivaient en permanence à la campagne et venaient rarement en ville.
Ensuite vint l'année 1861 où le servage a été aboli. Privés du travail gratuit des paysans, plusieurs propriétaires agricoles déménagèrent en ville. Il faut dire que l'air y était propre et la nécessité de s'aérer ne se ressentait pas. Mais l'urbanisation et l'industrialisation passèrent par là: dans les années 70, Dostoïevski décrivit à quel point Saint-Pétersbourg était insupportable en été. Bruit, poussière, mauvaises odeurs... Tous ceux qui en avaient la possibilité envoyaient leurs familles dans la nature et tâchaient d'y aller eux-mêmes le week-end et les jours fériés. Le transport s'est amélioré, et les rangs des datchniks grossirent rapidement. Certains passaient leurs vacances à l'étranger, dans le Caucase ou en Crimée, mais la plupart préféraient les domaines familiaux.
On achetait ou louait les datchas, grandes ou petites. A la fin du XIX – début du XX siècle ce mot est tellement entré dans les moeurs qu'on appelait "datcha" aussi bien une petite maison à la campagne que des grandes maisons en pierre, presque des palais, de la haute noblesse. Mais avant tout une datcha – c'est une habitation d'été (très rarement d'hiver) située dans une banlieue proche. Le plus souvent en bois et dépourvue de commodités – électricité, canalisations, eau courante et téléphone.
Cette vie de datcha a été bien agréable. Avec ses théâtres domestiques, ses promenades sur les allées au coucher du soleil, ses romans, ses parties de pêche, ses baignades, son lait frais d'une laitière voisine, ses pirogui, ses samovars décrits par Tchékhov, Gorki, Kouprine. La première guerre mondiale arriva, suivie par la révolution d'octobre, et les théâtres ont été oubliés. Plusieurs propriétaires de datchas furent tués ou partirent en exil; leurs maisons brûlées, pillées, transformées en habitations à l'année. La terre où elle se trouvaient fut nationalisée. Mais l'habitude de partir à la campagne en été était profondément ancrée. Les gens continuaient à louer les datchas en 1919 et en 1920, payant en objets utilitaires pour oublier un peu le cauchemar ambiant, et manger à volonté des pommes de terre et du chou, boire du lait frais.
Avec l'introduction de la NEP la construction des datchas connut non seulement une résurrection mais un véritable essor. Les villages de vacances se sont remplis de datchas des membres du gouvernement, généraux, amiraux, bolcheviks émérites, héros du cercle polaire, membres de l'Académie des Sciences et de l'Académie des l'arts plastiques, écrivains, compositeurs, architectes, pilotes de ligne.
A la fin des années 40, Staline a fait un cadeau royal aux membres actifs de l'Académie des Sciences: un hectare de terre et une maison à étage à chacun, construites selon un projet allemand. Chauffage central, eau courante, garage et une maisonnette pour les domestiques. Les académiciens ont reçu ces datchas à vie, avec le droit de les transmettre aux héritiers. Mais tout le monde n'a pas eu la même chance. Les ministres, leurs adjoints et d'autres pointures de la nomenklatura vivaient dans des datchas appartenant à l'État, et ce privilège était temporaire: tant que tu occupes ta fonction, tu vis dans le confort avec ta famille. Tu fais une erreur: cède ta place au successeur. C'était un système très efficace: les gens essayaient de toutes leurs forces d'agir de façon à ne pas être chassés de la datcha, c'est-à-dire de la vie.
Après la guerre de 40 l'idée des datchas a pénétré toutes les couches de la population, bien que les lopins de terre manquaient. Le système d'attribution devint encore plus compliqué: certains obtenaient une grande maison dans un lieu pittoresque pas loin de la ville, d'autres avaient droit à 400-600 m2 sur des marais éloignés. Le statut des villages était différent: par exemple, les membres d'une coopérative horticole étaient obligés de planter les arbres fruitiers et les légumes, dont le nombre était défini par le règlement, mais ils n'avaient pas le droit de construire un poêle dans la maison – interdiction d'y vivre à l'année. Malgré tout, les gens attendaient pendant des année leur lopin de terre, intriguaient pour l'obtenir, et ensuite profitaient de la vie, malgré les moustiques féroces et absence des commodités.
Les datchas étaient attribuées aux employés gratuitement, à condition qu'ils aient travaillé dans l'entreprise 25 ans minimum. Les meilleurs terrains allaient aux dirigeants, la terre basse et marécageuse aux autres. Et là, les gens faisaient preuve d'héroisme: ils apportaient de très loin le sable, le gravier, et la terre afin de transformer le terrain boueux en terre fertile.
La datcha était pour les Russes un îlot de propriété privée, abolie par la révolution. Les maisonnettes se construisaient avec des matériaux de fortune, souvent ramassés à la décharge. Avec de vieux cadres de fenêtre on confectionnait des serres pour les tomates et les concombres, les éclats de carreaux servaient de mosaïque pour les sentiers. Chacun essayait de faire des économies et faisait preuve d'imagination dans la mesure du possible. Vu du haut, un village ressemblait au costume bigarré d'Arlequin. Les couleurs n'étaient pas réglementées, et chacun faisait à sa façon. Certains bricoleurs chevronnés décoraient leurs maisons en sculptant le bois, façonnaient des coqs sur le toit. Certains faisaient des fenêtres de forme compliquée pour exprimer leur personnalité.
A l'époque soviétique, il était prestigieux d'avoir une datcha. Un garçon ou une fille à marier étaient considérés comme un bon parti. La datcha, tout comme une voiture, était un symbole de prospérité.
Plusieurs choses ont changé depuis. Beaucoup de gens possèdent une datcha, le prestige a baissé: l'aggravation brutale des inégalités sociales a changé le rapport à la datcha. Maintenant, pour les retraités elle est une source supplémentaire de revenus, et pour les jeunes un lieu de loisirs.
Les nouveaux Russes viennent à leurs datchas en jeeps et en Mercedes. Ils ne cultivent pas les légumes mais jouissent de la pelouse, des balançoires et des piscines. On vient à la datcha pour manger les chachlyks, faire la fête, se reposer du bruit de la ville. Les retraités viennent en bus, trimbalant sur leur dos des outils et de la nourriture pour le week-end. Le dimanche soir, les uns rentrent en voiture, coïncés dans d'interminables bouchons, les autres vont à l'arrêt de bus en portant un bouquet de fleurs, en poussant une brouette avec des courges et des courgettes, font du stop et, s'ils ont de la chance, monteront dans un bus bondé qui les emmènera vers un train de banlieue tout aussi bondé.
Beaucoup de ceux qui ont rêvé d'avoir leur propre datcha préféreraient aujourd'hui des vacances en Turquie, en Espagne ou aux Canaries.
Mais la datcha restera pour nous à jamais quelque chose de très familier. Une petite maison à la campagne, le vélo et les genoux écorchés – une fenêtre sur l'enfance.